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Vous vous souvenez de Sanna… Elle était retournée vivre auprès de son père, dans l'iglou familial. Elle était toujours aussi séduisante, et toujours aussi têtue ! Elle continuait de refuser catégoriquement de se marier. Dans le village, tout le monde ne parlait plus que de Uinigumasuittuq, « celle qui ne veut pas se marier ». Son père, maintenant très vieux, ne pouvait plus partir chasser. De plus en plus souvent, la marmite restait vide et la famine menaçait.

Cet hiver-là, la nuit polaire parut très longue au chasseur et à sa fille. La graisse de phoque, indispensable pour allumer la lampe à huile, venait régulièrement à manquer. Les repas étaient de plus en plus frugaux. Heureusement, les parents et les amis du campement partageaient le fruit de leur chasse avec les deux malheureux, et le printemps revint enfin.
Peu après le retour des premiers rayons du soleil, le paysage se mit à changer rapidement. Petit à petit, la banquise se disloqua et on vit bientôt arriver, entre les blocs de glace dispersés, un kayak.
Il était manœuvré par un étrange personnage, d'assez grande taille, inconnu des habitants du village. Il portait des lunettes de neige en bois de caribou et un très long manteau en peau de caribou. Il traversa le campement jusqu'au plus petit iglou, où il trouva la jeune fille en train de gratter une peau de phoque.
« Bonjour. Je suis venu de très loin pour te rencontrer. J'habite une petite île, perdue dans l'océan Arctique. Mais ta réputation extraordinaire est parvenue jusque chez moi. On dit que tu es la plus belle jeune fille de la région, et également la meilleure couturière.
— Quel beau manteau en peau de caribou ! Tu dois vraiment être un très grand chasseur !
— Oui, et je pourrais t'offrir tout ce dont tu as besoin, si tu acceptais de m'épouser. »
C'est ainsi que la jeune fille, séduite par le bel étranger, accepta de le suivre. Ils partirent rapidement par la mer, vers l'île lointaine. Ils naviguèrent longtemps avant d'arriver enfin sur un îlot rocailleux.
L'étranger arrima son embarcation à une grosse pierre et aida sa nouvelle épouse à descendre. Elle fut très étonnée de ne voir personne les accueillir. L'île semblait déserte. Il y avait bien quelques oiseaux mais aucun être humain ni aucune habitation n'apparaissait à l'horizon.
C'est alors que l'étranger retira ses lunettes de neige… Quelle ne fut pas la stupeur de Sanna en découvrant les yeux de son mari, rouges, globuleux et sans paupières ! Il ricana et ôta son manteau en peau de caribou. Apparurent alors ses ailes et sa queue, sur laquelle il s'était dressé pour se rehausser. Le bel étranger n'était autre qu'un fulmar boréal, l'oiseau des tempêtes, déguisé en homme afin de séduire la jeune fille. Celle-ci, comprenant la supercherie, se mit à pleurer. Mais il était trop tard. Elle était maintenant seule avec lui, sur cette île déserte, très loin de son père et de ses amis. Elle se sentit prisonnière. Mais le fulmar boréal tenta de la rassurer : « Ne t'inquiète pas, je suis un excellent pêcheur. Tous les soirs, je te rapporterai du poisson, tu ne manqueras de rien. »
Et les jours passèrent ainsi. Tous les matins, le fulmar partait pêcher et tous les soirs, il rapportait du poisson à sa femme. Et l'été arriva. Le soleil avait maintenant complètement renoncé à se coucher et la mer était totalement libre de glace.
Cela faisait déjà quelque temps que la jeune fille avait quitté le campement et son père ne l'avait pas revue depuis. Qu'était-elle donc devenue ? Pourquoi ne lui rendait-elle pas visite comme le font d'habitude les Inuit ?
Inquiet, il décida de partir à sa recherche. Il profita d'une belle journée pour prendre la mer. Le temps était calme et la mer aussi lisse que l'huile de phoque qui se consume doucement dans la lampe. Il rama pendant de longues heures avant d'accoster sur la petite île. Sa fille, qui l'avait vu arriver de loin, courut sur le rivage pour l'accueillir et se jeta dans ses bras. Elle lui expliqua comment elle avait été dupée par l'oiseau déguisé en homme. Ils montèrent alors dans la petite embarcation et prirent rapidement la fuite.
Peu de temps après, le fulmar boréal revint, fatigué, de sa journée de pêche. Étonné de ne pas voir sa femme, il s'éleva très haut dans le ciel afin de la repérer plus facilement. Il ne tarda pas à apercevoir l'embarcation qui s'éloignait, là-bas, à l'horizon… Fou de rage, il se mit à battre très rapidement des ailes pour rattraper les deux fuyards.
Il frappait si fort des ailes qu'une tempête se leva. Le vent se mit à souffler, la mer à grossir, les vagues à grandir. La mer était déchaînée et l'embarcation tanguaitdangereusement. Le fulmar boréal se rapprochait, et plus il s'approchait, plus le petit bateau risquait de chavirer. Pris de panique, le père jeta sa fille par-dessus bord. Elle tomba dans l'eau glacée mais réussit à s'agripper au plat-bord de l'embarcation. Comme son poids déséquilibrait le bateau, qui commençait à se remplir d'eau, le père affolé sortit son couteau et trancha les doigts de sa fille.
Sanna coula au fond de la mer mais chacun de ses doigts, en touchant l'eau, se transforma en mammifère marin. Ils donnèrent naissance aux morses, aux baleines boréales, aux narvals, aux bélugas… La jeune fille devint ainsi la mère de tous les mammifères marins.
Depuis ce jour, elle vit au fond de la mer, où est installée sa demeure. Elle veille aux échanges entre les hommes et les animaux. Les Inuit lui ont donné plusieurs noms : Sanna, « Celle-là », mais aussi Takannaaluk, « La grande, là, en bas ». Comme elle n'a plus de doigts, elle ne peut plus se coiffer et ses cheveux s'emmêlent. Et, chaque fois que les Inuit enfreignent un tabou, qu'ils font des choses interdites, un nouveau nœud se forme dans ses cheveux et Sanna se met très en colère. Lorsque ses cheveux sont trop emmêlés, les mammifères marins y restent coincés et ne peuvent plus remonter à la surface pour respirer ; les Inuit, ne pouvant plus les capturer, sont condamnés à la famine. Pour éviter cela, le chamane doit alors descendre au fond de la mer et démêler les cheveux de Sanna en lui avouant les tabous qui ont été enfreints. Nœud après nœud, le chamane libère les animaux qui remontent à la surface s'offrir aux chasseurs.
Sanna - illustration 1