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Ils étaient deux, le Grand et le Petit. Les deux frères vivaient chez le roi et se prélassaient dans un coin de sa cour. Le roi avait beaucoup de cabanes et beaucoup de champs de taro, beaucoup de nattes et de récipients de noix de coco, beaucoup de chapelets de beaux coquillages, mais il n'était pas heureux.
Le Grand et le Petit travaillaient pour le roi, mais ne possédaient rien, sans doute ne savaient-ils pas épargner. Chez le roi la nourriture circulait beaucoup, mais n'arrivait pas toujours jusqu'à eux, si bien que le Grand, qui avait toujours faim, était malheureux.
Les repas du roi étaient préparés par de nombreux villages, le deuxième après le premier, le troisième après le deuxième, et ainsi, toujours et toujours, tour à tour. Quand un village cuisinait pour le roi, le parfum de cuisine trottait sur tout le pays, puis trottait avec des chants, quand les gens portaient la nourriture au roi.

Le parfum et les chants frappèrent le nez et les oreilles des deux frères.
« Va à leur rencontre, dit le Grand à son frère. Prends la nourriture de leurs mains, et que tes jambes la portent devant le roi. Le roi aura beaucoup de bonnes choses à manger et beaucoup de parfum, et son estomac sera très rempli, alors il te donnera un morceau, ce morceau tu le partageras, et le plus grand morceau de ce morceau tu le donneras à ton grand frère. Car mon estomac réclame à manger de nouveau. »
Le Grand et le Petit - illustration 1
Le Petit alla et s'assit sur les marches de pierre de la maison du roi. Il attendait qu'arrive la nourriture, pour la partager entre le roi et le Grand.
Les gens se demandèrent pourquoi le Petit était assis sur les marches. Le roi ordonna que l'on appelle le Petit.
« Pourquoi es-tu assis sur mes marches ? demanda le roi.
— Je suis le Petit, et j'ai faim ô mon roi, mais mon frère est le Grand, et il a très grand-faim. J'attends que l'on vienne du village avec ton repas, je t'apporterai la nourriture et je recevrai de toi un morceau pour mon frère. »
Le roi dit aux serviteurs : « Donnez-lui une conque. »
Ils lui donnèrent une conque, et le roi dit : « Porte-la à ton frère, et débroussaillez notre village. Vos mains travailleront et vos oreilles n'entendront pas crier votre estomac. Va et fais ce que j'ai dit. »
Le Petit alla vers son frère, et le village arriva chez le roi avec la nourriture. Le Petit dit au Grand ce qu'avait ordonné le roi.
« Débroussailler tout le village avec une seule conque, c'est un grand travail pour deux hommes, dit le Grand. Mais nos mains travailleront quand les gens iront dormir. »
Le Grand et le Petit - illustration 2
Les gens se couchèrent et dormirent, puis ils se levèrent et sortirent devant leurs cabanes. Ils s'étonnèrent de voir que toutes les broussailles avaient été coupées. Puis ils rirent et ils hochèrent la tête, et ils félicitèrent les frères. Seulement, pas un seul mot ne sortit de la maison du roi.
Le deuxième village prépara le repas du roi. Le parfum et les chants frappèrent le nez et les oreilles des deux frères.
« Va, et attends pour les rencontrer, dit le Grand au Petit. Porte la nourriture au roi et le roi te donnera un morceau, ce morceau tu le partageras et le plus grand morceau de ce morceau tu le donneras à ton grand frère. Notre estomac crie très fort, car cette nuit nous avons beaucoup travaillé, mais hier il n'a rien mangé, pas plus qu'aujourd'hui. Rappelle au roi que nous avons fait ce qu'il nous a commandé. »
Le Petit alla et s'assit sur les marches de pierre de la maison du roi. Le roi apprit que le Petit était encore assis sur les marches. Le roi dit à ses serviteurs : « Donnez au Petit une botte de bambou, afin que les frères bâtissent une maison pour le roi. » Le Petit retourna auprès de son frère, et le deuxième village arriva chez le roi avec son repas. « Bâtir une maison avec une botte de tiges de bambou, c'est un grand travail pour deux hommes, dit le Grand. Mais nos mains travailleront quand les gens iront dormir. »
Les gens se levèrent quand ils virent que c'était le jour. Ils admirèrent la nouvelle maison du roi. Puis ils rirent et hochèrent la tête, et prononcèrent des paroles qui réchauffèrent les frères, même si leur ventre pleurait, et si leur tête et leurs jambes voulaient dormir.
Mais de l'ancienne maison du roi pas un seul mot ne sortit.
Le Grand et le Petit - illustration 3
Quand le troisième village prépara le repas du roi, le Petit était déjà assis sur les marches de pierre. Un serviteur du roi vint et lui donna une hache. « Faites un nouveau canoë pour le roi ! »
Le Petit et le Grand construisirent un beau et grand canoë. Le soleil se leva, les gens aussi, et ils virent le nouveau canoë devant la maison du roi. Tous les gens du village admiraient tellement le canoë qu'ils n'allèrent même pas manger, ni pêcher du poisson. De leur bouche coulaient de belles paroles, ils ne trouvaient aucun défaut au canoë. Mais de la maison du roi ne sortit aucun mot. De la maison du roi ne vint pas le moindre morceau de nourriture qui eût pu se partager en deux plus petits morceaux. Les gens admiraient le canoë, mais déjà le Grand et le Petit ne les voyaient plus.
Le Grand et le Petit - illustration 4
Ils étaient partis sur le rivage et construisaient un grand radeau. Le nom des frères courait à travers tout le pays, et les gens de tous les villages appelaient à venir voir le canoë. Les gens accouraient de partout et apportaient des noix de coco pour les frères. Les frères mirent les noix de coco sur le radeau. Ils prirent également des récipients avec de l'eau, car ils partaient en haute mer.
Le Grand et le Petit - illustration 5
Ils s'enfuirent sur la mer salée, pour qu'elle boive leurs larmes, les larmes salées d'amertume. Ils se plaignaient du roi, qui s'était montré ingrat et égoïste. Il y avait beaucoup de noix de coco sur le radeau, mais cela faisait déjà beaucoup de jours que la mer transportait le radeau. Le Grand avait déjà mangé toutes ses noix de coco, maintenant le Petit donnait ses noix à son frère. Bientôt il n'y eut plus qu'une seule noix sur le radeau. Le Grand gisait sur le radeau, et sa force s'épuisait.
Il dit au Petit : « Réjouis ton cœur, frère. Notre radeau ne va voguer plus qu'un jour et une nuit, puis nous aborderons une nouvelle île. Réjouis ton cœur, car tu ne mourras pas dans un village étranger, mais tu mourras là où nous sommes nés. »
Il s'allongea sur le radeau, et ses yeux regardèrent le soleil. Puis il s'endormit pour toujours. Le Petit chanta un chant funèbre, et dans sa tête passèrent les chants et les odeurs qu'il avait partagés avec son frère. Puis il cassa la dernière noix, et le radeau, après une journée et une nuit, aborda sur la rive. Le Petit mit pied à terre, mais toutes ses forces avaient quitté sa tête, son corps et ses jambes. Il avait envie de dormir, de dormir longtemps.
Le long du rivage un homme et une femme se promenaient. Ils passèrent sur les jambes du Petit. Ils crurent qu'ils marchaient sur un arbre. Ils se penchèrent et virent que ce n'étaient pas deux branches, mais des jambes. Ils dirent : « D'où viens-tu, homme-arbre ? »
Le Petit se leva et alla avec eux dans leur cabane. Ils lui donnèrent une natte pour dormir et de la nourriture. Il mangea avec eux, il travailla avec eux. Quand la force revint dans ses bras et dans ses jambes, et quand sa tête fut plus claire, il dit à l'homme et à la femme : « Je veux parcourir votre île et voir de nouvelles choses et un nouveau pays. »
L'homme et la femme le laissèrent partir, mais ils lui dirent : « Tu arriveras à un endroit où se dressent deux rochers. Il te faut passer entre eux. Mais les rochers ne restent pas immobiles, ils sautent l'un contre l'autre sans cesse. Seul celui qui a le pied rapide passe entre eux vivant ; celui qui a le pied lent, ils lui écrasent la tête comme une noix. »
Le Petit partit et découvrit de nouveaux villages. Puis il arriva devant les rochers.
C'étaient de très grands rochers, et ils sautaient l'un vers l'autre en faisant grand bruit. Le Petit passa entre eux, repoussant l'un d'un coup d'épaule et l'autre d'un coup de pied. Puis il les écrasa en petits morceaux, et répandit les cailloux sur le sol : « C'est bien fait pour vous, mauvais rochers qui avez écrasé la tête des gens ! »
Il retourna chez l'homme et la femme, mangea avec eux, travailla aux champs avec eux. Une fois l'homme lui dit : « Homme-arbre, viens avec nous pêcher le poisson, il n'y a plus de chair à manger, et les femmes et les enfants ont faim. »
Ils se dirigèrent vers le rivage et marchèrent sur la grève, mais dans la mer il y avait beaucoup de requins. Les gens se demandaient comment ils allaient pouvoir pêcher, car ils mouraient de faim. Ils crièrent : « Qui ira dans l'eau pour chasser les requins ?
— Moi, dit le Petit. » Il sauta entre les requins, les requins sautèrent sur lui.
Le Petit saisit une noix de coco, qui flottait sur l'eau, et en donna des coups à tous les requins, les tuant. De grandes vagues et des tourbillons noyèrent et engloutirent les requins, mais elles emportèrent loin dans la mer le Petit. Les gens, étonnés, l'appelèrent de la berge. Ils renoncèrent à le secourir, car les vagues étaient trop fortes pour leurs canots.
Le Petit nageait, nageait de toutes ses forces quand il entendit une voix qui l'appelait du fond de la mer.
Soudain il vit le Grand qui lui dit :
« Je t'amène des poissons. Accroche-toi à leur queue, ils te mèneront sur la grève. »
Ils ramenèrent le Petit jusqu'au rivage, et le Petit aperçut l'homme et la femme, qui se réjouirent de son retour. Ils lui dirent : « Homme-arbre, tu veux rentrer chez toi ?
— Oui, dit le Petit. »
Ils déposèrent une très grande feuille sur le rivage, et ils dirent : « Mets-toi sur cette feuille. »
Le Petit se coucha dessus, et ils le recouvrirent avec une autre très grande feuille. Puis ils découpèrent un morceau du rivage avec la feuille, et ils le placèrent sur l'eau, comme un radeau. La mer emporta le radeau avec le Petit jusqu'à l'île où étaient nés les deux frères.
Le roi apprit que le Petit était revenu. Il envoya sa femme se dissimuler entre les cannes à sucre. Lui-même, il grimpa dans le trou par lequel sortait la fumée de la cheminée de sa maison. Le Petit arriva, et il débusqua le roi.
« Roi, pourquoi es-tu assis dans le trou que la fumée a sali ?
— Je veux que mon corps reçoive un peu de chaleur », dit le roi à voix basse, et tout tremblant.
« Moi aussi, je veux recevoir un peu de chaleur dans mon corps. Mais avec ton corps, tu as bouché le trou pour la fumée, et je ne peux pas me réchauffer. Je me souviens combien j'avais faim et plus encore mon frère, quand tu étais roi et que tu nous prenais notre part. Viens avec moi ! »
Ils sortirent de la maison, et le Petit poussa le roi devant lui, jusqu'à l'endroit où le roi avait des cannes à sucre. « Pourquoi es-tu assise dans les cannes à sucre ? se moqua le Petit en tirant la reine par sa robe. Je voulais en prendre et en manger. Mais tu es ici, et je ne peux pas. Je me souviens comment c'était quand nous sommes partis avec mon Grand frère sur un radeau et que nous n'avions pas la moindre noix de coco. Et comment mon frère est mort. Viens avec moi ! »
Le Petit poussa devant lui la reine et le roi, et le sourire lui tomba des lèvres. Dans sa tête passa une ombre chaude et rouge.
Le Petit les força à embarquer sur le radeau, qu'il poussa sur la mer libre. Il leur cria, tandis qu'ils s'éloignaient : « Vos oreilles étaient bouchées pour ne pas entendre nos ventres qui pleuraient de faim. Vos yeux étaient aveugles et ne voyaient pas que de nos yeux coulaient des larmes salées. Allez sur la mer et goûtez combien elle brûle, l'eau salée ! Écoutez comment il chante, le ventre creux ! »
Les grandes vagues poussèrent le radeau, qui devint de plus en plus petit. Le Petit le regarda s'éloigner : « Quand vous rencontrerez le Grand, mon frère, qui est mort par là, dites-lui que je suis revenu sur l'île où nous sommes nés, lui et moi. Dites-lui que je suis revenu et que je vous ai envoyés vers lui, pour qu'il vous dise ceci : "Ne fais rien de ce qui amène les larmes dans les yeux des gens et la colère dans leur cœur !" »
Après, il retourna au village.
Le Grand et le Petit - illustration 6